Investigation d'une épidémie de rougeole dans la localité de Kouf, province de Tétouan, Maroc

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I. Cherkaoui, A. Fakhreddine, K. El Massaoudi et A. Zidouh

Investigation of a measles epidemic in Kouf, Tetouan Province, Morocco

ABSTRACT: The investigation of a measles epidemic that occurred in May 1995 in the locality of Kouf (Province of Tetouan) detected 64 cases of measles among 281 children below 15 years of age. The attack rate was 22.8%. The most affected age group was 1-3 years. Age, sex, sublocality, school attendance and number of brothers and sisters did not seem to be risk factors for measles in this epidemic. The vaccine coverage among children aged 9 to 59 months was 83.8% with or without vaccination document and 92.7% with document. The vaccine efficacy in children 9 months to 3 years of age was 40%. Further investigations would be needed in order to clarify the reasons for this low percentage.

RESUME: L'investigation d'une épidémie de rougeole survenue en mai 1995 dans la localité de Kouf (province de Tétouan) a dénombré 64 cas de rougeole sur 281 enfants de moins de 15 ans, soit un taux d'attaque de 22,8%. La tranche d'âge la plus touchée était celle de 1-3 ans. L'âge, le sexe, la sous-localité, la scolarisation et la fratrie ne semblaient pas être des facteurs de risque de la rougeole au cours de cette épidémie. La couverture vaccinale chez les enfants de 9 à 59 mois était de 83,8% avec ou sans document de vaccination et de 92,7% avec document. L'efficacité vaccinale calculée chez les enfants de 9 mois à 3 ans était de 40%. Des investigations seraient souhaitables pour élucider les causes de cette faible valeur.

Introduction

Contrairement à la croyance populaire, la rougeole n'est pas une maladie bénigne, car les enfants qui en sont affectés risquent différentes complications avec des degrés variables de gravité. Dans les pays en développement, la rougeole affecte des enfants très jeunes, présentant déjà un terrain d'infection bactérienne, virale ou parasitaire sur fond de malnutrition. La rougeole était la principale cause de mortalité de l'enfant jeune avant l'organisation de la vaccination de masse.

Au Maroc, au même titre que la plupart des pays en développement, les maladies infectieuses, dont la rougeole, représentaient la cause majeure de mortalité infantile, estimée au déut des années 80 à 91 pour mille par le Ministère de la Santé publique [1].

Le Programme élargi de Vaccination (PEV) fut introduit au Maroc en 1981, soutenu par l'OMS au plan technique et appuyé efficacement par l'UNICEF. Les résultats de ce programme, évalué en 1986 par une enquête nationale de couverture vaccinale (CV), se révélèrent insuffisants. En 1987, le Ministère de la Santé publique décida alors une accélération du PEV par l'organisation de grandes campagnes de vaccination de masse au niveau national: les Journées Nationales de Vaccination (JNV). Ces JNV ont amené une élévation nette de la couverture vaccinale et pa rallèlement une diminution sensible de l'incidence des maladies cibles de la vaccination et en particulier de la rougeole.

Cependant, cette vaccination de masse n'entraîne pas nécessairement une immunité de groupe du fait de la persistance de poches à haut risque (zones périurbaines, localités rurales isolées) et du fait du fort pouvoir de transmission de la rougeole.

Ainsi, la survenue éventuelle d'épidémies comme celle qui est l'objet de cette étude ne doit ni faire croire à un échec du programme vaccinal à l'échelle natio nale ni démotiver l'effort vaccinal consenti depuis plus d'une décennie.

Matériel et méthode

L'épidémie

Le 16 mai 1995, la Délégation médicale de Tétouan a signalé au Service de la Surveillance épidémiologique une épidémie de rougeole au niveau de la localité de Kouf, commune rurale Alliyne qui relève de la circonscription sanitaire (CS) de M'diq.

Une investigation préliminaire entreprise par l'équipe du Service d'Infrasructure et des Activités Ambulatoires Provinciales (SIAAP) a relevé 22 cas de rougeole dont 17 étaient vaccinés. Les sujets étaient âgés de 2 à 19 ans. Aucun cas de décès et aucune hospitalisation n'ont été déclarés. L'exploitation des registres de notification des cas par la CS de M'diq montre que la localité n'avait connu aucun cas de rougeole durant la période allant de janvier 1994 au 7 mai 1995, date du premier cas de l'épidémie en question. L'épidémie de rougeole ayant été mise en évidence, une investigation sur le terrain s'avérait nécessaire afin d'étudier les facteurs de risque et dépister les cas nouveaux.

Situation géographique et infrastructure

La localité de Kouf, constituée de deux sous-localités (Kouf Sofli, Kouf Fouki), se situe dans une zone montagneuse du Rif dont le relief est très accidenté et d'accès difficile. Les habitations, dispersées dan les montagnes au milieu de la forêt et des rochers, sont par conséquent difficilement repér-ables. Aucune infrastructure sanitaire n'y est implantée. La formation sanitaire la plus proche (Centre de Santé de M'diq) se trouve à 16 km de la localité dont 10 km de piste.

La seule école existante, construite trois ans auparavant, avait drainé lors de son ouverture même les enfants nés en 1980 (âgés à l'époque de 12 ans).

Les activités sanitaires sont assurées par un infirmier itinérant et l'équipe mobile. Il importe de souligner que la CS de M'diq est composée d'un seul centre de santé qui couvre une population de 29 000 habitants dont 56% vivent en milieu rural. Quant à la couverture par le personnel de la santé pu blique au niveau de toute la CS, les densités médicale et paramédicale sont respectivement de l'ordre d'un médecin pour 29 900 habitants et d'un infirmier pour 3738 habitants.

Population cible

Selon les estimations des responsables provinciaux, la localité objet de l'étude compte 1327 habitants répartis comme suit: 720 au Kouf Fouki et 625 au Kouf Sofli. Le nombre de ménages est respectivement de 110 et 98.

Les populations cibles estimées par le SIAAP de Tétouan sont présentées dans le Tableau 1.

Enquête sur le terrain

Objectifs

Les objectifs assignés à cette enquête devaient:

- estimer le taux d'attaque de la rougeole dans la localité;

- identifier les facteurs de risque;

- mesurer la couverture vaccinale par le vaccin antirougeoleux (VAR);

- estimer l'efficacité du VAR.

Il s'agit d'une enquête individuelle et exhaustive qui devait couvrir tous les enfants de moins de 15 ans de la localité affectée par l'épidémie et encore vivants le jour d'apparition du premier cas.

La collecte des données a été effectuée par le biais d'un questionnaire individuel composé de trois sections: identification, signes cliniques et état vaccinal. Les principaux signes cliniques retenus dans le questionnaire étaient ceux contenus dans la définition du cas de rougeole préconisée par l'OMS: "température supérieure ou égale à 38°C et éruption généralisée avec au moins l'un des symptômes suivants: toux, conjonctivite ou coryza".

Le recueil des données a été effectué les 19 et 20 mai 1995 par cinq binômes (trois cadres du service central, quatre agents provinciaux, trois représentants des habitants).

L'implication des agents de la province est d'une grande importance car leur parti cipation d'une part facilite le contact avec la population et permet de repérer les habitations dispersées dans la montagne, d'autre part leur offre l'occasion d'acquérir une expérience fort utile pour mener à bien ultérieurement la surveillance épidé miologique de la rougeole.

La formule utilisée pour le calcul de l'efficacité vaccinale (EV) est:

EV(%)= ((TANV-TAV)/TANV) X 100                   

TANV TANV = taux d'attaque chez les individus non vaccinés;

TAV = taux d'attaque chez les individus vaccinés.

Exploitation et analyse des données

La saisie et l'exploitation des données ont été faites sur Epi-Info. L'évaluation des associations et des différences entre les proportions a été faite par le test du Chi-carré (c2), avec un degré de signification de 5%.


Résultats de l'étude

Présentation de la population

L'enquête a concerné 286 enfants dont l'âge était inférieur à 15 ans, soit 58,2% de l'effectif estimé par les autorités sanitaires de la province (491 enfants de moins de 15 ans). Tous les foyers de la localité ont été visités, mais seulement 94 ménages ont été enquêtés soit 45,2% du total des 208 ménages estimés par le SIAAP. La différence entre ce qui a été réalisé au cours de l'enquête et ce qui était attendu peut être expliquée par trois facteurs:

- l'absence de quelques ménages au moment de l'enquête;

- la surestimation des chiffres par la province;

- le déménagement de plusieurs familles en dehors de la localité.

Le nombre moyen d'enfants de moins de 15 ans par ménage est de 3,9 enfants. Par contre, la taille moyenne des ménages est de 7,3 personnes. Seuls les ménages ayant des enfants de moins de 15 ans ont été pris en considération dans le calcul de ces moyennes.

Au moment de l'interview, 20,5% des enfants de moins de 15 ans étaient présents; 97 enfants sont âgés de moins de 5 ans, soit 33,9%; 132 enfants sont de sexe féminin (46,2%) et 154 sont de sexe masculin (53,8%). Selon la fratrie, 84 enfants ont au plus deux frères/soeurs de moins de 15 ans (29,4%). Les autres ont au moins trois frères/soeurs de moins de 15 ans (70,6%).

Cent onze (111) enfants sont scolarisés, soit 38,8%, répartis en deux groupes: 9,1% fréquentent l'école coranique et 29,7% l'école primaire de la localité. Cent douze (112) enfants ont présenté leur carte de vaccination au moment de l'enquête, soit 39,2%.

Taux d'attaque

Dans cette partie, seuls 281 enfants qui n'avaient jamais contracté une rougeole avant l'épidémie ont été pris en considération; cinq enfants ayant fait une rougeole il y a plus de 2 ans ont été exclus des calculs.

Le tableau 2 présente les principaux résultats de cette enquête. Sur les 281 enfants éligibles, 64 ont été atteints par l'épidémie de rougeole, soit un taux d'attaque (TA) de 22,8%. Le taux d'attaque global de toute la population de la localité était de 4,8% (64 sur 1327).

Le sexe, la sous-localité, la scolarisation et le nombre de frères et soeurs ne semblent pas être des facteurs de risque. Cependant, les enfants fréquentant l'école coranique avaient un risque significativement plus bas par rapport aux enfants fréquentant l'école primaire, le risque relatif étant de 0,28 et P = 0,03.

Globalement, il ne semble pas y avoir d'association statistique stable entre l'âge et la survenue de la rougeole. Cependant, la distribution par âge montre que les enfants âgés de 1 à 3 ans ont eu un taux d'attaque de 30,3% (10 sur 33) alors que ceux âgés de 3 à 10 ans ont eu un taux d'attaque de 17,6% (26 sur 148) avec un risque relatif (RR) = 1,72 (χ2 = 2,75; P = 0,09).

On voit donc que la tranche d'âge 1-3 ans est celle où le TA est le plus élevé. En effet, les enfants semblent être protégés avant un an et le TA chute au delà de trois ans pour redevenir important entre 10 et 15 ans (Tableau 2).

Couverture vaccinale contre la rougeole

Sur les 281 enfants, 211 avaient reçu leur vaccin contre la rougeole (75,1%). Il de vient intéressant de considérer la couverture vaccinale selon la présence d'un document prouvant la vaccination.

Pour les tranches d'âge au delà de 9 mois, la couverture vaccinale varie de 70,5% à 87,5% avec une couverture vaccinale pour l'ensemble de l'échantillon de 75,2%. Cependant, au delà de 2 ans, la quasi-totalité des enfants ayant un document sont vaccinés et il n'existe quasiment pas d'enfants non vaccinés avec document. Cela s'explique par le fait qu'en milieu rural, la carte de vaccination est remise tardivement lors des campagnes de vaccination (itinérant ou JNV). Par contre, il existe une proportion importante d'enfants vaccinés sans carte de vaccination, probablement du fait de la perte du document. Cette proportion pourrait être une source de biais importante dans l'estimation de la couverture vaccinale et de l'efficacité vaccinale.

La couverture vaccinale chez les enfants de la tranche d'âge 9-59 mois est de 83,8% avec ou sans document et elle est de 92,7% chez les enfants ayant présenté un document.

Les deux pourcentages sont probablement biaisés:

- biais de classification pour le premier: un grand nombre d'enfants sans document sont prétendus vaccinés;

- biais de sélection pour le second: la quasi-totalité des enfants avec document sont vaccinés.

La vaccination contre la rougeole par mode fixe (5,1%) est insignifiante dans cette localité. En effet, en milieu rural, c'est le mode itinérant (mobile et campagnes nationales de vaccination) qui prédomine, représentant 94,9% pour cette localité.

Efficacité vaccinale

L'évaluation de la couverture vaccinale permet de connaître à un moment donné la proportion de la population cible du programme de vaccination qui a été vaccinée. Cependant, elle ne permet pas d'apprécier l'efficacité du vaccin et ne dispense pas de mesurer l'impact épidémiologique du programme. L'évaluation de l'efficacité vaccinale (EV) sur le terrain représente le prélude à l'exploration de l'efficacité des différents éléments d'un programme de vaccination: efficacité clinique du vaccin, chaîne du froid, techniques d'admini stration du vaccin, etc.

L'échantillon d'étude pour le calcul de l'EV doit être composé d'enfants d'une part suffisamment âgés pour être susceptibles de contracter la rougeole et d'être vaccinés (plus de 9 mois) et d'autre part suffisamment jeunes pour ne pas avoir été exposés à une épidémie de rougeole. Or, il ne semble pas y avoir d'antécédents d'épidémie dans cette localité. Cependant, chez les enfants de moins de 3 ans, 68,4% ont un document de vaccination alors que chez ceux âgés de 3 à 15 ans, seulement 31,87% en ont un.

Le risque de biais de classification selon le statut vaccinal est important dans ce dernier groupe d'âge. La tranche la plus adaptée au calcul de l'EV dans cette étude est la tranche 9 mois-3 ans.

L'EV globale est de 41% (Tableau 2).

L'EV chez les enfants de 9 mois à 3 ans est de l'ordre de 40%.

L'EV chez les enfants de 9 mois à 4 ans est de l'ordre de 42%.

L'EV chez les enfants de 9 mois à 5 ans est de l'ordre de 36%.


Discussion

La première constation est que la proportion d'enfants de moins de cinq ans observée dans l'étude (33,8%) est nettement inférieure à la proportion attendue au niveau de la localité (41,5%). Donc les enfants absents lors de l'enquête sur le terrain appartiennent surtout à ce groupe d'âge.

Le taux d'attaque le plus élevé est celui de la tranche d'âge 1-3 ans (30,3%). Ceci s'explique par le fait que la tranche d'âge 1-2 ans a la couverture la plus faible (76,9%) chez les enfants de plus d'un an (Tableau 2).

De plus, les enfants sont vaccinés tardivement puisque seulement 63,4% des enfants de l'ensemble de l'échantillon ont été vaccinés avant 2 ans. Cet état de choses est observé exclusivement dans le milieu rural où le mode de vaccination fixe est peu important (5,1% de l'ensemble de l'activité vaccinale dans notre cas d'étude) du fait du problème d'éloignement et d'accessibilité aux centres de soins de santé primaires.

La couverture vaccinale contre la rougeole chez les enfants da la tranche d'âge 9-59 mois est élevée pour une localité rurale de ce genre puisqu'elle est de 83,8% avec ou sans document et de 92,7% avec document. En effet, la première estimation présente certainement un biais de classification du statut vaccinal puisque, au delà de 3 ans, il existe un nombre important d'enfants prétendus vaccinés mais qui n'ont pas de document certifiant leur vaccination.

Pour ce qui est de la deuxième estimation, elle présente un biais de sélection puisque les enfants avec document sont quasiment tous vaccinés et les enfants non vaccinés sont donc ceux qui n'ont pas reçu de document.

Une autre explication à ces valeurs élevées de la couverture vaccinale est que les enfants âgés (plus de cinq ans) sont en surnombre dans notre échantillon d'étude par rapport à ce qui est attendu dans la localité, d'autant plus que la tranche d'âge 5-15 ans représente 68,7% de l'ensemble de l'activité vaccinale dans l'échantillon d'étude, du fait notamment de l'impact des précédentes campagnes de vaccination qui ont commencé au Maroc en 1987.

L'efficacité vaccinale est très basse puisqu'elle est de l'ordre de 40%, alors que la valeur attendue de l'efficacité vaccinale dans les conditions de terrain varie entre 84% et 95% [2,3,4]. Une étude faite en 1992 sur un échantillon d'enfants de Rabat a montré une efficacité de 92,9% [5]. Une rupture de la chaîne du froid est très probable dans de telles conditions d'éloignement et d'inaccessibilité.

Cependant, il est évident que la valeur de l'efficacité vaccinale dans une communauté où une épidémie s'est produite n'est nullement représentative de celle de la po pulation générale.

Conclusion

Le taux d'attaque de la rougeole chez les enfants de moins de 15 ans est de 22,8% (64 sur 281). La tranche d'âge la plus touchée est celle allant de 1 à 3 ans. La couverture vaccinale contre la rougeole des enfants de moins de cinq ans est relativement élevée.

L'efficacité vaccinale est très basse. Il y a certainement plusieurs facteurs à l'origine de l'échec de la vaccination contre la rougeole dans cette localité.

Note de la Rédaction

Le présent article est publié en collaboration avec le Bulletin épidémiologique qui est une publication périodique de la Direction de l'Epidémiologie et de la Lutte contre les Maladies du Ministère marocain de la Santé publique.

Références

  1. Ministère de la Santé publique, Maroc. Plan d'Orientation pour le Développement économique et social 1988-1992, Vo lume
  2. Second report of Medical Research Council's Measles Vaccines Committee.
  3. Hull HF et al. Measles mortality and vaccine efficacy in rural West Africa. Lancet, April 30, 1983, 972-5.
  4. Campbell R et al. Measles vaccine efficacy in a remote island population. Bulletin of the World Health Organization, 1982, 60(5):767-75.
  5. Cherkaoui I. Etude cas-témoin pour l'estimation de l'efficacité vaccinale de la vaccination antirougeoleuse à Rabat. Mémoire 1993. Université de Bordeaux II, France.