La résistance à la sectorisation : exemple du gouvernorat de Nabeul en Tunisie

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Kaouther Ben Neticha1, Amina Aissa1, Mouna Abbes1, Hanen Ben Ammar1, Emira Khelifa1 et Zouhaier El Hechmi1

مقاومة التوزيع القطاعي: مثال من ولاية نابل بتونس

كوثر بن نتيشة، أمينة عيسى، منى عباس، حنان بن عمار، أميرة خليفة، زهير الهاشمي

الخلاصة: استُحدث نظام توزيع خدمات الصحة النفسية بين القطاعات في تونس في عام 1999 وأسهم في إخراج المرضى الذين يعالَجون من أمراض عقلية من المصحّات على نحو تدريجي. ولقد هدفت هذه الدراسة إلى النظر في الصعوبات التي تواجه التوزيع القطاعي لخدمات الرعاية النفسية ومقاومته في ولاية نابل. وأجريَت دراسة مقطعية لفترة خمسة أشهر من 1 نوفمبر/تشرين الثاني 2014 حتى 31 مارس/آذار 2015 على 96 مريضاً يقيمون في ولاية نابل وتلقوا العلاج في مستشفى الرازي. وتراوح عمر المرضى ما بين 18 و69 عاماً (نسبة الذكور إلى الإناث تساوي واحد)، 55.2 % منهم غير متزوجين و46 % ينتمون لمستوى اجتماعي اقتصادي منخفض (حجم العينة=44). وتم تشخيص 64.3 % من الحالات تحت فئة "الاضطراب الذهاني المزمن"، و12.3 % "اكتئاب"، و18.8 % "عصاب اكتئابي"،

و3 % "تخلف عقلي". ورفض معظم المرضى مواصلة العلاج النفسي في المرحلة الثانية أو الأولى من الرعاية. واقترن رفض توزيع الخدمات العلاجية على أساس قطاعي بانخفاض المستوى الاجتماعي والاقتصادي (p= 0.039)، ووجــود مُرافــق (p= 0.04)، والعزوبة (p= 0.04)، ونوع الجنس (p= 0.05) وارتبط ارتباطاً سالباً بتشخيص العصاب الاكتئابي. وتم التوصل إلى استنتاج مفاده أن البيئة المحيطة تلعب دوراً مهماً في اختيار مكان الرعاية. وأثبتت الدراسة أن أفراد الدراسة الذين خضعوا للعلاج من أمراض عقلية كان لديهم ثقة أكبر في الهياكل التي تعالجهم في مراحل المرض الحادة، وللمفارقة، أعربوا عن شعورهم بقدر أقل من الوصم في مستشفى الرازي.

RÉSUMÉ La sectorisation a été instaurée en Tunisie en 1999. Afin d’étudier les difficultés et les résistances qui s’opposent à la poursuite du programme de sectorisation des soins psychiatriques dans le gouvernorat de Nabeul, une étude transversale a été menée sur une période de cinq mois allant du 1er novembre 2014 au 31 mars 2015 auprès d’une population de 96  patients, demeurant dans le gouvernorat de Nabeul et traités à la postcure de la troisième ligne (service de psychiatrie  F de l’hôpital Razi). Âgés entre 18 et 69 ans avec un sex ratio égal à un, la plupart des patients étaient célibataires (55,2 % ; n = 53) ; le niveau socio-économique était faible dans 46 % des cas (n = 44). Ces patients étaient suivis pour un trouble psychotique chronique dans 64,3 % des cas (n = 62), un trouble dépressif dans 12,3 % (n = 12), un trouble bipolaire de l’humeur dans 18,8 % (n = 18) et un retard mental dans 3% (n = 3) des cas. La majorité des malades (65,6 % ; n = 63) refusaient de poursuivre les soins en deuxième ou première ligne. La réticence à la sectorisation était positivement corrélée au niveau

socio-économique bas (p = 0,039), à la disponibilité d’un accompagnant (p = 0,04), au célibat (p = 0,04) et au sexe féminin (p = 0,005), et négativement corrélée à la nature du trouble psychiatrique de type psychotique (p = 0,048). L’environnement joue un rôle important dans le choix du lieu des soins. Le malade souffrant d’un trouble mental fait plus confiance aux structures qui ont soigné l’épisode aigu et se sent, paradoxalement, moins stigmatisé à l’hôpital Razi.

ABSTRACT Sectorisation was introduced in Tunisia in 1999. The objective of this study was to examine the difficulties and resistance to the sectorisation of psychiatric care in the state of Nabeul. A transversal study was conducted over a period of 5 months from 1 November 2014 to 31 March 2015 on 96 patients resident in the state of Nabeul and treated at Razi hospital. Patients were aged between 18 and 69 years old ( sex ratio equal to one), 55.2% were single and 46% had a low socio-economic level (n=44). Chronic psychotic disorder was diagnosed in 64.3% , depression in 12.3%, bipolar disorder in 18.8% and mental retardation in 3% of cases. Most of them refused to continue psychiatric treatment in the second or the first line of care. Resistance to sectorisation was associated with a low socioeconomic level (P = 0.039), availability of a companion (P = 0.04), celibacy (P = 0.04), gender (P = 0.05) and negatively correlated to psychotic disorder diagnosis. It was concluded that the environment plays an important role in the choice of the place of care. Subjects treated for mental illness were found to have greater trust in the structures that treated the acute episode of their illness, and paradoxically felt less stigmatized in Razi hospital.

1Centre Hospitalo-Universitaire Razi, Faculté de Médecine de Tunis, Université El Manar, Tunis (Tunisie) (Correspondance à adresser à: B.N. Kaouther : This email address is being protected from spambots. You need JavaScript enabled to view it.).

Reçu : 01/11/15 ; accepté : 19/10/16


Introduction

L’organisation des soins en psychiatrie a connu un grand développement dès 1960 en France avec la naissance de la sectorisation (1). La sectorisation a contribué, entre autres, à l’amélioration et la qualité des soins des patients souffrant de troubles mentaux.

Inspirée du modèle français, la sectorisation a été instaurée en Tunisie en 1999 et a participé à une désinstitutionalisation progressive des sujets souffrant de troubles mentaux. Cette politique a permis une prise en charge précoce et meilleure des troubles mentaux du fait de la proximité des centres de soins du domicile du patient  (2).

Le secteur de psychiatrie de Nabeul couvre une population de 784 500  habitants. Le chef-lieu de la presqu’île du Cap Bon est la ville de Nabeul. Celle-ci est située au sud-ouest et couvre quant à elle 59 490  habitants. Sa situation géographique la rend facilement accessible aux moyens de transport vers la capitale, Tunis. Le secteur de Nabeul comporte 113  centres de soins de santé de base (CSSB) de première ligne et sept hôpitaux de circonscription qui comptent 88 médecins (dont la grande majorité sont des médecins généralistes de la santé publique) ; l’équipe soignante comprend une centaine d’infirmiers mais ne comprend ni psychologues ni ergothérapeutes ni assistants sociaux. En deuxième ligne, l’hôpital régional (qui est un hôpital général) comprend un service de psychiatrie avec trois psychiatres universitaires : deux psychiatres de rang A (un professeur et un maître de conférences) et un psychiatre de rang B (assistant hospitalo-universitaire). La troisième ligne des soins psychiatriques est faite d’un service hospitalo-universitaire à l’hôpital Razi de la Manouba près de Tunis, comportant trois médecins universitaires (un professeur en psychiatrie et deux assistants hospitalo-universitaires).

Durant l’année 2013, le nombre de patients demeurant à Nabeul et ayant été hospitalisés à la troisième ligne a atteint 534 et le nombre de consultations enregistrées était de 6800.

L’objectif de ce travail était d’étudier les difficultés et les résistances qui s’opposent à la poursuite du programme de sectorisation des soins psychiatriques et en particulier, les difficultés inhérentes aux patients et/ou à leurs familles ou aux structures et fonctionnement des première et deuxième lignes. En effet, un certain nombre de ces patients continuent, des années après leur hospitalisation, à s’adresser directement à la troisième ligne où ils sont pris en charge en postcure.

Méthodes

Il s’agit d’une étude transversale, descriptive et analytique menée sur une période de cinq mois allant du 1er novembre 2014 au 31 mars 2015 auprès d’une population de 96 patients, demeurant dans le gouvernorat de Nabeul et traités à la postcure de la troisième ligne (service de psychiatrie F de l’hôpital Razi). Un examen clinique complet semi-directif a été utilisé afin d’évaluer les caractéristiques socio-démographiques et géographiques ainsi que les facteurs inhérents au traitement et à la prise en charge qui pourraient être incriminés dans le choix du lieu de la prise en charge ambulatoire. Les données recueillies ont été saisies et analysées à l’aide du logiciel informatique Statistical Package for the Social Sciences (SPSS) dans sa 18e  version. La comparaison des moyennes a été faite par le test t de Student, et la comparaison des pourcentages à l’aide du test χ2 de Pearson ou le test de Fisher. Le seuil de significativité a été retenu à 5 %.

Résultats

L’échantillon se composait d’une population de 96 patients, tous originaires du gouvernorat de Nabeul et y demeurant. Ces patients suivis à la postcure de l’hôpital Razi ont été hospitalisés au moins une fois en troisième ligne. Âgés entre 18 et 69  ans  (moyenne d’âge : 41 ans), 51  %  (n = 49) étaient de sexe masculin avec un sex ratio égal à un. La plupart des patients étaient célibataires  (55,2  % ; n = 53) ; 35,4 % (n = 34) étaient mariés, 8,4  % (n = 8) étaient divorcés et 1 % (n =  1) était veuf. Le niveau d’instruction était primaire dans 46,9  %  (n = 45) des cas, secondaire dans 31,3 % (n = 30), professionnel dans 3,1 % (n = 3), supérieur dans 10,4  %  (n = 10) et 8,3 % (n = 8) des malades étaient non scolarisés. La majorité des malades étaient sans profession (75 % ; n = 72), 19,8 % (n  =  19) travaillaient comme journaliers, 2,1 % (n = 2) travaillaient comme commerçants, 2,1  % (n = 2) étaient des étudiants, un seul consultant était fonctionnaire et un seul était à la retraite. La majorité des consultants étaient issus d’un milieu rural (69,8 % ; n = 67). Les patients qui habitaient la ville de Nabeul représentaient une minorité (14,6 % ; n = 14). Le niveau socio-économique était faible dans 46 % des cas (n = 44) et moyen dans 42 % des cas (n = 40). La plupart des malades 68,8 % (n = 66) avaient une carte de soins gratuits de type 1 ou 2 (carte d’indigent ou carte de handicapé) et seulement 27,1 % (n = 26) avaient une assurance maladie. Les patients étaient autonomes dans 71,8 % des cas (n = 69). Cependant, 25 % (n = 24) seulement se rendaient seuls aux rendez-vous de la postcure. Le nombre de malades dont l’état de santé mentale et /ou physique nécessitait quelquefois qu’ils soient accompagnés ne dépassait pas 46 (47,9 %). Le nombre de malades dont l’état exigeait qu’ils soient toujours accompagnés était de 26 (27,1 %).

Ces patients étaient suivis pour un trouble psychotique chronique  (schizophrénie et troubles schizo-affectifs [TSA]) dans 64,3  % des cas (n = 62), pour un trouble dépressif dans 12,3 % des cas (n = 12), pour un trouble bipolaire de l’humeur dans 18,8  % des cas (n = 18) et pour un retard mental dans 3 % des cas (n = 3) (Figure 1). Une comorbidité somatique a été relevée dans 27,5 % des cas (n = 26). Le diabète et l’épilepsie venaient en tête de liste à 11,2 % (n = 11) et 5,1 % (n = 5), respectivement (Figure 2).

Les moyens de transport public utilisés étaient représentés par le métro, le bus et le train ; les moyens de transport privé utilisés étant une voiture personnelle,une voiture de location ou un louage. Plus de la moitié des malades, à savoir 53,1 % (n = 51), bénéficiaient d’une carte de soins gratuits (carte de handicap), ce qui leur permet de bénéficier de la gratuité du transport ou d’un tarif réduit sur les lignes de transport en commun gérés par les entreprises publiques. Pour se rendre à l’hôpital Razi, 82,4 % des patients (n = 79) utilisaient des moyens de transport public. Le pourcentage de ceux qui utilisaient exclusivement les moyens de transport public était de 38,5  %  (n = 37). D’autres patients utilisaient un moyen de transport public puis un moyen de transport privé (44  % ; n = 42). Une minorité de malades pouvaient se déplacer en voiture, personnelle ou de location  (17,6  % ; n = 17). Paradoxalement, pour se rendre à l’hôpital régional de Nabeul  (deuxième ligne de soins), situé à environ sept kilomètres du centre de la ville de Nabeul, 15,5 % des patients seulement pouvaient avoir accès à des moyens de transport public. Les autres moyens de transport  (louage, taxi et voiture personnelle) étaient plus utilisés  (37,5  % ; n = 36). La majorité des consultants (64,6 % ; n = 62) utilisaient un moyen de transport privé en plus du transport public. Le temps que le patient et/ou sa famille mettai(en)t de son(leur) domicile à l’hôpital Razi variait de 45 minutes à six heures (moyenne de deux heures). Les frais de transport étaient compris entre zéro à 80 dinars tunisiens, avec une moyenne de 14,5 dinars. Le temps mis du lieu d’habitation du patient vers l’hôpital régional de Nabeul variait de 15 minutes à quatre heures, avec une moyenne d’une heure. Le transport vers l’hôpital de deuxième ligne coûtait de zéro à 50 dinars tunisiens, avec une moyenne de sept dinars.

Parmi ces patients, 45,6 % (n = 44) ont consulté au moins une fois en deuxième ligne, dont 35,4 % (n = 34) ont été adressés, après leur hospitalisation, en  troisième ligne, munis d’une lettre de liaison. Cependant, une minorité de patients ont consulté au moins une fois en première ligne, à savoir 13,6 % (n = 13) dont 12,5 % ont été adressés, munis d’une lettre de liaison. Les différents types de traitement n’étaient pas toujours disponibles. En effet, 9,4 % des patients (n = 9) ont révélé que tous les traitements étaient disponibles en première ligne versus 17,7 % (n = 17) en deuxième ligne. Une minorité de patients interrogés quant aux motifs personnels de leur réticence à la sectorisation (10 % ; n = 9) affirmaient avoir « un sentiment de sécurité » ressenti à l’hôpital Razi et pas ailleurs, ce qui les incite à ne pas vouloir consulter en première ou en deuxième ligne. Plus de la moitié des patients suivis en postcure de la troisième ligne (65,6  % ; n = 63) refusaient de poursuivre les soins en deuxième ou première ligne.

Le choix de l’hôpital Razi en tant que lieu de soins en psychiatrie était significativement corrélé au niveau socio-économique bas (p = 0,039), au célibat (p = 0,04) et au sexe féminin (p = 0,005). Le choix de l’hôpital régional de Nabeul en tant que lieu de soins était positivement corrélé à la nature du trouble psychiatrique de type psychotique (p = 0,048). La réticence à la sectorisation était positivement corrélée à la disponibilité d’un accompagnant (p = 0,04) (Tableau 1).

Discussion

Nombreux sont les facteurs qui déterminent le choix du lieu des soins par le patient et/ou sa famille. D’après cette étude, 65,6 % des patients préfèrent poursuivre les soins à l’hôpital Razi et continuent à croire que celui-ci représente la structure de référence pour des soins appropriés en psychiatrie puisqu’il s’agit de l’unique hôpital psychiatrique en Tunisie.

La prise de conscience de l’implication de « l’asile » dans la « chronicisation » des malades mentaux était à l’origine de la sectorisation en psychiatrie. Le modèle de la psychiatrie de secteur répond à l’objectif de pouvoir soigner les malades souffrant d’un trouble psychiatrique « en dehors des murs », au sein de leur milieu social, afin de leur restituer une vie collective au-delà de l’institution asilaire (3).

En tant qu’organisation, le secteur, tel que conçu en France par exemple, fait intervenir un éventail de structures de soins diversifiées, hospitalières et extrahospitalières, telles que les unités d’hospitalisation à temps complet, partiel ou à domicile, les centres médico-psychologiques et les appartements thérapeutiques (4, 5).

En Italie, à la fermeture des hôpitaux psychiatriques, qui a pu se produire grâce au combat mené par Basaglia dès 1968, d’autres structures « alternatives » ont vu le jour. Des petits centres de santé mentale qui couvrent des secteurs de 60 000 à 100 000 habitants ont été installés et disposent de quelques lits d’hospitalisation ouverte afin de gérer les situations de crise que peut traverser le malade souffrant d’une pathologie mentale à un certain moment. Grâce à ces centres, la prise en charge est devenue « personnalisée » et les visites à domicile sont de plus en plus facilitées  (6).

À Londres, la disponibilité de services de jour et de centres drop in est très variable (Johnson, 1997) et leur expansion a fait suite à la réduction des milieux institutionnels traditionnels « asilaires » (7-9).

La politique de désinstitution-nalisation a permis la mise en place d’un éventail de structures comme les centres communautaires, les appartements thérapeutiques, les familles d’accueil, les équipes mobiles d’urgence et de crise, etc.

En Tunisie, comme dans la plupart des pays émergents, la psychiatrie n’a connu qu’un « développement tardif » et très lent, en raison de l’existence «  d’autres priorités sanitaires » (10). La stratégie de sectorisation a été adoptée le 3 août 1999 par décision du ministre de la Santé publique (11). Elle consiste en la répartition des gouvernorats du grand Tunis et de sept gouvernorats du nord de la Tunisie en sept secteurs rattachés chacun à un service universitaire de psychiatrie à l’hôpital Razi.

La sectorisation, telle que conçue, semble différente de celle adoptée en France bien qu’elle porte la même nomination. En Tunisie, la sectorisation implique l’intervention de structures sanitaires de première et deuxième lignes dans le suivi ambulatoire des malades en psychiatrie. L’hospitalisation se fait dans les structures de deuxième ou de troisième ligne selon l’origine géographique du patient. L’absence de structures intermédiaires, telles que les appartements thérapeutiques, et de mesures de soins à domicile peut expliquer le choix de poursuivre les soins en troisième ligne par un certain nombre de malades. En effet, Ailam et al. ont souligné que « le manque de préparation des intervenants, des patients, de la communauté en général et l’insuffisance des moyens d’accompagnement favorisent le retour massif et régulier à l’hôpital psychiatrique » (3).

Une minorité des patients

interrogés quant aux motifs personnels de leur réticence à la sectorisation  (10  % ; n = 9) affirmaient avoir « un sentiment de sécurité » qu’ils ressentent à l’hôpital Razi et pas ailleurs, ce qui les incite à ne pas vouloir consulter en première ou en deuxième ligne. S’agit-il « d’un mythe » autour de cet hôpital dont l’appellation commémore un savant pluridisciplinaire iranien, Abu Bakr Mohammad Ibn Zakariya al-Razi (850-932), dont les grands hôpitaux psychiatriques des pays du Maghreb portent le nom ? Celui-ci fut le premier à évoquer le terme El Illaj El Nafsani (psychothérapie) (12) et est l'auteur d'un des tout premiers traités de psychologie et de psychiatrie au Xe  siècle (13).

Les avantages supposés du secteur, en Tunisie, peuvent se résumer dans la proximité du domicile du patient et la plus grande disponibilité des médecins. En effet, le rapprochement du lieu des soins du domicile du patient permet un accès plus facile, et par conséquent, une prise en charge plus précoce. Les patients dont les moyens matériels sont limités vont se trouver plus adhérents aux soins. Cette prise en charge précoce constitue un préliminaire à l’amélioration du pronostic de la maladie mentale dont le suivi se doit régulier et au long cours. Cependant, dans notre étude, seulement 20,7 % des patients (n = 20) considéraient la proximité du domicile comme un facteur de choix du lieu des soins en psychiatrie.

Plus de la moitié des malades, soit 53,1 % (p = 0,14), bénéficiaient d’une carte de soins gratuits (carte de handicap), ce qui leur permet de bénéficier de la gratuité du transport ou du transport à tarif réduit sur les lignes de transport en commun gérées par les entreprises publiques (14). Cependant, les frais de transport privatif ne sont ni remboursés ni pris en charge par les caisses de sécurité sociale. Certaines régions du secteur de Nabeul trouvent un accès plus facile vers Tunis à cause de la position géographique de Nabeul, ce chef-lieu du département du Cap Bon situé au sud. Il y va ainsi du littoral nord allant de la ville de Haouaria à la ville de Soliman. Par ailleurs, l’emplacement de l’hôpital régional de Sillon-ville de Nabeul, situé à environ sept kilomètres du centre de la ville de Nabeul, a fait que les moyens de transport public sont plus facilement accessibles vers la capitale Tunis que vers Nabeul (15).

Les résultats de cette étude ont montré que 69,8 % des patients (n = 67) étaient issus de zones rurales. Le niveau socio-économique était faible dans 46  % des cas (n = 44) et moyen dans 42  % des cas (n = 40), ce qui explique que la disponibilité des moyens de transport public vers l’hôpital soit considérée comme un facteur important dans le choix du lieu des soins en ambulatoire. En effet, le choix de l’hôpital Razi comme lieu de soins était significativement corrélé au niveau socio-économique bas (p = 0,039). Cependant, plusieurs patients interrogés ainsi que leur famille ignoraient l’existence de moyens de transport public (bus) qui étaient dédiés à la desserte de la localité où se trouve l’hôpital régional de Sillon-ville de Nabeul. Ceci pourrait être expliqué par le manque d’information claire apportée à ces citoyens, d’autant plus que « l’itinéraire » qu’ils doivent emprunter pour enfin arriver à l’hôpital semble complexe. La plupart des patients (64,3  % ; n = 62) étaient suivis pour un trouble psychotique chronique (schizophrénie et troubles schizo-affectifs) (Figure  1). Le choix de l’hôpital régional de Nabeul en tant que lieu de soins était significativement corrélé à la nature du trouble psychiatrique (p = 0,048).

Certains patients (28 % ; p = 0,8), quant à eux, ont révélé qu’ils préféraient poursuivre les soins loin de chez eux afin de fuir un regard discriminatif qui éveillerait en eux un sentiment de honte et d’infériorité, et qui réduirait, comme le soulignent Corrigan et al.  (16), leurs chances d’insertion socio-professionnelle. La réticence à la sectorisation était significativement corrélée au célibat (p = 0,04). Daumerie et al. avaient montré dans leur étude que la discrimination dans les relations intimes et dans la recherche d’un(e) partenaire était vécue et décrite comme « importante » dans 39% des cas chez une population de personnes ayant reçu le diagnostic de troubles schizophréniques (17). En effet, au-delà des effets propres de la maladie, la stigmatisation se voit surajoutée comme un problème central affectant la vie des personnes souffrant de troubles mentaux (18). Dans le contexte culturel local, la discrimination touche plus les femmes, ce qui expliquerait que le choix de poursuivre les soins loin de la ville natale et de résidence était significativement corrélé au sexe féminin (p = 0,005). Les conséquences négatives de cette discrimination sont nombreuses et peuvent entraver de manière importante la prise en charge de la maladie mentale, notamment dans le délai du recours aux soins, l’observance thérapeutique et dans le suivi qui se doit régulier et au long cours (19).

La psychiatrie, en tant que discipline médicale, a porté son regard certes sur l’individu souffrant en tant qu’être humain unique dans son histoire personnelle, ses mécanismes de défense et maillons faibles psychiques, mais a toujours tenté de prendre en considération son environnement et son entourage. La famille représente une partie importante de cet environnement. Bien que 71,8 % des patients (n = 69) fussent autonomes (p = 0,38), 25 % (n = 24) seulement se rendaient seuls aux rendez-vous de la postcure, 47,9 % (n = 46) nécessitaient quelquefois d’être accompagnés et 27,1 % (n = 26) étaient toujours accompagnés (p = 0,04).

Le rôle de la famille en psychiatrie demeure complexe et n’est point dénué d’ambiguïté. En effet, « l’interaction d’un individu avec sa famille peut devenir menaçante, et s’avérer au cœur de la conception de la maladie mentale, mêlant transmission, hérédité et milieu moralement pathogène » (20). D’un autre côté, la famille représente un point d’ancrage pour les malades ainsi qu’un moteur de guérison grâce à son intervention en tant qu’alliée dans le processus thérapeutique. En effet, elle représente un possible soutien, mobilisable et mobilisé, tant qu’elle peut assumer sa position de ressource  (matérielle et morale). Ceci est particulièrement vrai dans le contexte culturel local, où le sujet continue à vivre sous le toit parental jusqu’à l’âge adulte et peut rester financièrement dépendant de sa famille. Une étude de Gramain et Weber a mis en évidence que dans le cadre des personnes dépendantes, il existe une double contrainte dans les relations familiales de prise en charge : une contrainte légale et morale (21). La famille peut ainsi contribuer à la densification d’un réseau de prise en charge pour le malade, en l’accompagnant dans ses démarches de soins, et c’est souvent à travers les mobilisations de la famille que vont se constituer les premières bases des modèles psycho-éducatifs explicatifs de la maladie (22).

Cette participation active de la famille dans la prise en charge du malade suivi en psychiatrie fait que le choix du lieu des soins peut être « imposé » ou tributaire du membre de la famille qui va accompagner le soigné dans ses soins hospitaliers. Dans notre étude, nous avons pu relever que 85,4% des patients étaient accompagnés par un membre de la famille lors des consultations. Le choix de l’hôpital Razi en tant que lieu de soins en psychiatrie était significativement corrélé à la disponibilité d’un accompagnant (p = 0,04).

Plus qu’un constat, des configurations relationnelles très variées voient le jour grâce au mélange de ces obligations légales et morales. Le lien dit familial, sollicité ou distendu, dans le cadre du soutien et de l’assistance qui mélangent respectivement des aspects économiques, affectifs ou juridiques, sera mis à l’épreuve (23). Dans une optique de rétablissement, la mobilisation d’autres ressources est à envisager afin d’optimiser la prise en charge des malades en dehors « des murs asilaires » et de favoriser la création d’un environnement solide de support social comme les groupes d’auto-support, d’entraide et d’assistance sociale. Cela participe au changement de paradigme de l’institutionnel vers le communautaire, et le soutient.

Conclusion

Durant les dernières décennies, la psychiatrie en Tunisie a réalisé plusieurs avancées notamment grâce à l’élaboration de lois régissant la santé mentale ainsi que la mise en place de la politique de la sectorisation. Cette étude a conclu à une réticence, de la part des habitants du gouvernorat de Nabeul, au processus de sectorisation tel qu’il est conçu en Tunisie. Les patients font plus confiance aux structures qui ont soigné l’épisode aigu. Paradoxalement, les malades se sentent moins stigmatisés à l’hôpital Razi puisqu’ils passent inaperçus. Ils trouvent l’accès plus facile vers Tunis à cause de l’organisation relativement défaillante du transport vers l’hôpital régional de Sillon-ville de Nabeul. L’environnement joue un rôle important dans le choix du lieu des soins en psychiatrie. Cependant, le programme de sectorisation semble être bloqué par la non-implication des secteurs sanitaires (nécessitant le développement des services de santé mentale communautaires : équipes mobiles, structures intermédiaires ainsi que la formation et l’éducation des professionnels de santé). Par ailleurs, la promotion des secteurs non sanitaires (en l’occurrence du transport) permettra de contribuer à l’amélioration de l’organisation des soins en psychiatrie. Les répercussions de cette réticence à la sectorisation de la part des citoyens peuvent être majeures, aussi bien sur la qualité de la prise en charge que sur le pronostic de la maladie mentale. Encore faut-il réviser les modalités de la gestion de la maladie mentale en tenant compte des aspects culturels et économiques de l’environnement familial et social du patient.

Financement : aucun.

Conflit d'intérêt : aucun.

Références

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