B. Barbour1, P. Salameh1 et F. Ziadeh1
RÉSUMÉ Le tabagisme progresse chez les femmes, surtout chez les femmes en âge de procréer. Dans une étude transversale de 1000 mères libanaises, nous avons évalué leurs connaissances, attitudes et pratiques concernant le tabagisme à la cigarette. Nous avons trouvé que la quantité de tabac fumée par les mères libanaises était liée à l’âge, au niveau d’instruction, à la profession et aux informations concernant le tabagisme. Une femme est plus susceptible d’arrêter ou de diminuer le tabagisme durant la grossesse si elle a plus de connaissances concernant les effets du tabagisme sur la grossesse et l’enfant, si elle fume moins et si elle est plus instruite. La connaissance des effets du tabagisme sur le fumeur lui-même n’influe pas ce type de pratique.
Smoking among Lebanese mothers: knowledge, attitudes and practices
ABSTRACT Smoking among women is increasing, especially in women of reproductive age. In a cross-sectional study of 1000 Lebanese mothers, we evaluated their knowledge, attitude and practice regarding cigarette smoking. We found that the amount of tobacco smoked by Lebanese mothers was related to age, educational level, profession and knowledge regarding smoking. A woman was more likely to stop or decrease smoking during pregnancy if she were more knowledgeable about the effects of smoking on the baby, if she smoked less, and if she had a higher degree of education. Knowledge about the effects of smoking on the smoker did not seem to affect this practice.
1Faculté de Santé publique, Faculté de Pharmacie, Université Libanaise, Beyrouth (Liban). (Correspondance à adresser à P. Salameh :
Reçu : 19/05/04 ; accepté : 05/04/05
EMHJ, 2006, 12(3-4): 405-416
Introduction
Quatre millions de décès par an dans le monde sont dus au tabac [1]. Actuellement, les preuves scientifiques des effets du tabac sont établies pour de nombreuses pathologies, que ce soit le tabagisme actif ou passif [2].
Il y a quelques décennies, les hommes fumaient plus que les femmes [3]. Actuellement, malgré une tendance globale à la baisse de la consommation de tabac dans les pays développés [4], il y a une féminisation de plus en plus nette de la population des fumeurs [5]. L’accroissement du tabagisme dans certaines catégories de la population, surtout les femmes et les jeunes, aura bientôt des conséquences dramatiques [6,7]. Nous sommes aussi témoins d’une sorte de transition du tabagisme des classes sociales les plus hautes aux plus basses [8,9], aux moins instruites [10] et aux sans travail [11].
Plusieurs facteurs jouent un rôle dans le déclenchement et l’entretien du tabagisme chez la jeune fille et la femme. Ce sont l’âge, le statut professionnel, l’environnement proche, l’image de soi, l’acceptabilité sociale, le marketing du tabac et le cycle menstruel [8]. Les femmes de niveau socio-économique bas ont 4 fois plus de probabilité de fumer durant leur grossesse que les autres [12]. Une fumeuse enceinte court cependant plus de risques qu’une non-fumeuse, outre les risques encourus par le foetus [7].
On remarque d’ailleurs que les connaissances concernant le tabagisme sont un facteur qui influe les pratiques du tabagisme dans plusieurs pays du monde [8]. Au Canada et aux États-Unis, les fumeurs ont moins de connaissances que les non-fumeurs concernant les effets néfastes du tabagisme [10,3-5]. Dans les sociétés moins développées telles que l’Afrique du Sud et les régions rurales hispaniques de Californie, on retrouve la même tendance [8,16,17] ; les connaissances des jeunes filles concernant les effets du tabac sur la santé sont minimes, à cause du manque de programmes d’éducation systématique [8]. Effectivement, les femmes de niveau socio-économique bas fument plus et ont moins de connaissances concernant le tabagisme et sont incapables de se rappeler des avertissements inscrits sur le paquet de cigarettes [4,6,8].
En plus du tabagisme actif, les fumeurs ont tendance à considérer le tabagisme passif comme moins dangereux que les non-fumeurs, et le seul facteur qui puisse influencer l’arrêt du tabac est la croyance de nuire aux autres [19], et rarement la peur pour leur propre santé [4]. La cigarette constitue donc un problème sanitaire dont la gravité réside dans son potentiel de mortalité élevé et la non-appréciation de son danger dans quelques sociétés, surtout le tabagisme passif. Une étude menée aux États-Unis en 1990 montre que ce dernier y est peu considéré [20].
Dans la société libanaise, la cigarette est socialement très acceptée, procurant un intérêt à différents secteurs tels que l’État et les industries du tabac. Elle est de plus présentée au sein des foyers comme signe d’hospitalité et partagée entre amis comme support de convivialité. La société libanaise semble donc courir le même risque de non-prise en considération du tabagisme passif, y compris chez la femme enceinte.
Au Liban, une étude a été menée dans le but de connaître le profil démographique et psychosocial des femmes enceintes qui fument ; il s’agit d’une étude transversale sur 576 femmes, qui a démontré une prévalence du tabagisme à la cigarette de 32 % avant et 20 % durant la grossesse [21]. De plus, d’autres études ont montré que le tabagisme à la cigarette a une prévalence de 18,9 % parmi les adolescents libanais [22], et un changement d’attitude est noté après éducation concernant les méfaits du tabac [23].
L’éducation pour la santé des femmes étant un moyen qui changerait éventuellement les attitudes et pratiques, l’objectif de notre étude est d’évaluer les connaissances, attitudes et pratiques concernant le tabagisme à la cigarette des mères fumeuses au Liban.
Méthodes
L’outil utilisé est un questionnaire standardisé, comprenant 29 questions divisées en plusieurs rubriques : identification des mères tabagiques, tabac et santé, tabac et grossesse, tabac et nourrisson, tabac et sevrage.
Le tabagisme actuel a été évalué par le nombre de paquets de cigarettes fumés par jour, alors que la dose cumulée de tabac a été évaluée par le nombre de paquets fumés par jour multiplié par le nombre d’années de tabagisme. Le tabagisme cumulé a ensuite été divisé en classes : le tabagisme léger (< 6 paquets-années), le tabagisme moyen (6-11 paquets-années), le tabagisme lourd (12-23 paquets-années) et le tabagisme très lourd (24 paquets-années et plus). L’âge a été défini en trois classes : 16-29 ans, 30-39 ans et 40-49 ans. La va-riable nombre d’enfants a aussi été divisée en trois groupes : 1-2, 3-4 et > 4 enfants. Les niveaux d’instruction ont été regroupés en 3 groupes : l’analphabétisme et niveau primaire en 1er niveau, études complémentaires et secondaires en 2e niveau, et universitaires et techniques en 3e niveau.
Les connaissances concernant le tabagisme ont été codées à 1 point pour chaque réponse correcte (maximum = 26). Les connaissances concernant les effets du tabagisme sur la santé ont été groupées : les effets sur le fumeur lui-même (maximum = 9), les effets durant la grossesse (maximum = 10) et ceux concernant le nourrisson (tabagisme passif) (maximum = 5). Deux questions séparées ont été posées concernant le passage des constituants du tabac dans le lait maternel durant l’allaitement (1 point) et la possibilité d’inhalation de la fumée de tabac par le nourrisson (1 point).
La source des informations citées a aussi été évaluée.
Un échantillon de 1000 mères fumeuses a été choisi sur tout le territoire libanais. La base d’échantillonnage est constituée de celle de l’Administration centrale de la Statistique établie en 1998 [24], dont nous avons tiré le nombre de femmes nécessaires, proportionnellement au nombre d’habitants qu’héberge chacune des régions libanaises. Ainsi, on avait besoin de 100 enquêtées à Beyrouth, 225 dans la banlieue de Beyrouth, 151 au Mont Liban, 201 au Liban-Nord, 136 à la Bekaa, 118 au Liban-Sud et 69 à Nabatieh.
Dans chaque région, les femmes ont été incluses dans l’étude si elles étaient mariées, mères et fumeuses de cigarettes et si elles ne souffraient d’aucune maladie chronique connue. Toutes autres conditions, telles que le tabagisme au narguilé, les maladies chroniques et le célibat, sont des critères d’exclusion de l’étude.
L’enquête a été exécutée en mars-juin 2002. Les femmes ont été abordées dans les cliniques privées de gynécologie et obstétrique : les femmes étaient enceintes ou consultaient pour frottis vaginal. Des enquêteurs formés ont soumis le questionnaire aux femmes attendant leur tour dans les cliniques, en langue arabe locale. Après consentement éclairé des femmes, l’administration du questionnaire a duré 15 minutes, et les enquêteurs n’ont pas donné de renseignements complémentaires concernant les questions posées pour ne pas influencer les réponses des femmes.
Analyse statistique
La saisie et l’analyse statistique des résultats de l’enquête ont été faites sur SPSS, version 11.5. Un risque d’erreur de première espèce alpha = 5 % et de deuxième espèce beta = 20 % a été accepté. Les tests statistiques bilatéraux utilisés sont les suivants : test du khi2 pour les distributions des variables qualitatives dichotomiques ou multinomiales, tests de Mann Whitney pour la comparaison des moyennes des variables quantitatives continues à variances non homogènes ou distribution non normale et l’ANOVA pour celles quantitatives à distribution normale.
Concernant l’analyse multifactorielle, une régression multiple a été réalisée, le nombre de cigarettes fumées par jour étant pris comme variable dépendante. Les variables indépendantes sont : le total des connaissances et les informations concernant les effets sur le fumeur, les effets sur la grossesse, les effets sur le nourrisson, le passage dans le lait et l’inhalation du bébé.
De plus, des régressions logistiques ont été réalisées, avec l’arrêt et la diminution du tabagisme durant la grossesse comme variables dépendantes. Les variables indépendantes sont : le nombre de cigarettes fumées par jour, le total des connaissances, les effets sur le fumeur, les effets sur la grossesse, les effets sur le nourrisson, le passage dans le lait et l’inhalation du bébé.
Les variables d’ajustement pour les modèles de régression multiple et de régression logistique sont : l’âge, le lieu de résidence, l’état civil, le nombre d’enfants, le niveau d’instuction, le travail, le revenu mensuel, la prise de la pilule et le tabagisme du mari.
Résultats
Description du tabagisme dans la population de l’étude
Le tabagisme des femmes incluses dans la population est décrit au Tableau 1. Une moyenne d’un paquet par jour, pour une durée moyenne de 15 ans, donnant une exposition cumulée moyenne de 15 paquets-années, est remarquée.
Caractéristiques socio-démographiques
Ces caractéristiques sont présentées pour la population de l’étude et par catégorie de tabagisme cumulé. De plus, la moyenne et l’écart type du tabagisme actuel en paquet/jour sont présentés. Une différence significative du tabagisme variant avec l’âge, le niveau d’instruction et la profession est remarquée. Les femmes plus âgées, moins instruites, ouvrières ou de profession libérale fument plus que les autres (Tableau 2).
Pratiques du tabagisme
Les pratiques concernant le tabagisme sont décrites au Tableau 3. Il n’y a pas de différence de pratiques de tabagisme selon la cause de tabagisme : le fait que l’on fume pour se sentir plus mûr, à cause de l’entourage, comme passe-temps, par plaisir ou pour se relaxer psychiquement n’entraîne pas de différence de pratiques du tabagisme. Le coût qui augmente semble diminuer le tabagisme de celles qui fument moins seulement. De plus, les femmes qui n’arrêtent pas de fumer durant la grossesse sont celles qui fument le plus.
Connaissances concernant les effets du tabagisme sur la santé
Les scores des connaissances sont présentés au Tableau 4. On remarque que les femmes qui fument plus ont le moins de connaissances concernant le tabagisme, alors que celles qui fument moins ont plus de connaissances concernant les effets du tabagisme. Il s’agit d’une relation dose-effets. Il n’y a pas de différence de source d’information dans les différentes catégories de fumeuses (Tableau 5).
Attitudes concernant le tabagisme
Il y a des différences d’attitudes envers le tabac dans les différentes catégories de fumeuses. Celles qui fument plus n’écouteraient pas les conseils qu’on leur donnerait, ne respecteraient pas les interdictions, changeraient de chaîne de télévision si elles y rencontrent un programme d’information concernant le tabagisme, et auraient besoin de thérapie pour arrêter de fumer (Tableau 6).
Analyse multivariée
Dans les modèles retenus, aucune variable indépendante n’a donné de corrélation significative avec le nombre de cigarettes fumées par jour ; seuls l’âge et le niveau d’instruction y étaient corrélés (p = 0,03 et p < 0,0001 respectivement). Plus la femme est âgée et moins elle est instruite, plus elle fume.
De plus, il y a une association entre le fait d’arrêter de fumer durant la grossesse et les connaissances totales (p < 0,0001), les connaissances concernant la grossesse (p < 0,0001) et le nourrisson (p < 0,0001), en plus du niveau d’instruction (p < 0,0001) et du nombre de cigarettes fumées par jour (p < 0,0001). Les mêmes résultats ont été trouvés pour la diminution du tabagisme durant la grossesse (p < 0,01). Ainsi, une femme arrête ou diminue le tabagisme durant la grossesse si elle a plus de connaissances concernant les effets du tabagisme sur la grossesse et le nourrisson, si elle fume moins, et si elle est plus instruite. La connaissance des effets sur le fumeur lui-même n’influe pas ce type de pratique.
Discussion
Dans cette étude, la quantité cumulée de tabac fumée par les mères libanaises s’est avérée liée à l’âge, au niveau d’instruction, au type de profession et aux informations concernant le tabagisme. Une femme arrête ou diminue le tabagisme durant la grossesse si elle a plus de connaissances concernant les effets du tabagisme sur la grossesse et le nourrisson, si elle fume moins et si elle est plus instruite. La connaissance des effets sur le fumeur lui-même n’influe pas ce type de pratique, sauf si le coût des cigarettes augmente. Des relations dose-effets ont été observées entre le nombre de paquets-années et les connaissances concernant le tabagisme, avec un score de connaissances qui diminue avec l’augmentation du tabagisme cumulé ; ceci est en faveur d’une absence de biais de confusion. La mise en oeuvre d’analyses multivariées diminue de plus ce risque.
La validité interne de cette étude a pourtant ses limites : un biais de sélection est toujours possible, l’échantillon étant pris dans les cliniques privées de gynécologie. Ceci favorise la présence de femmes de niveau socio-économique plus élevé que la population générale, où des associations supérieures à celles obtenues seraient alors attendues. D’autre part, comme dans toute étude descriptive utilisant un questionnaire, il est possible qu’il y ait un biais d’information ; ceci concerne surtout les quantités fumées et les attitudes déclarées, le tabagisme des femmes n’étant pas toujours apprécié dans une société orientale.
Les résultats que nous avons trouvés rejoignent partiellement ceux de Chaaya et coll., où le tabagisme durant la grossesse était associé à un niveau d’instruction bas ou moyen (OR = 3,77 [1,31-10,8]) et un tabagisme plus lourd avant la grossesse (OR = 13,9 [1,40-137,4]), excepté pour un âge plus jeune (OR = 1,11 [1,02-1,20]) [21]. Les données obtenues rejoignent aussi celles de l’Organisation mondiale de la Santé en ce qui concerne le profil socio-démographique des mères fumeuses et leur manque de connaissances concernant le tabac [8].
L’éducation des femmes semble être le premier moyen de prévention du tabagisme. Les moyens d’information tels que la télévision, la radio et les journaux en sont des sources possibles [25] ; il est important aussi qu’on y bannisse la publicité pour les marques de tabac [16,26]. De plus, l’adaptation de l’éducation aux femmes, jeunes surtout, est nécessaire ; bien que beaucoup d’entre elles sachent que le tabac cause des maladies, rares sont celles qui connaissent les effets spécifiques aux femmes, tels que l’ostéoporose, la stérilité, les grossesses extra-utérines et les fausses couches, etc. [27]. Les médecins peuvent jouer un rôle important en discutant du tabagisme avec leurs patientes et en leur conseillant d’arrêter de fumer [28]. La relation existant entre le tabagisme et le maintien du poids corporel est aussi à prendre en considération. Les gens essayant de perdre ou de maintenir leur poids fument plus que les autres et n’essayent jamais d’arrêter de fumer. Une éducation concernant le contrôle du poids corporel par des moyens autres que le tabagisme est nécessaire, surtout par rapport aux femmes [29,30].
Cependant, malgré les efforts d’information et les campagnes publicitaires faites dans certains pays, la demande de sevrage n’augmente pas, voire aurait tendance à diminuer légèrement [31]. La lutte contre le tabagisme semble peu efficace à cause des facteurs suivants : la mauvaise adaptation des programmes de sevrage à la grossesse, l’information insuffisante de la part des équipes soignantes, l’ignorance par les femmes des dangers qu’elles font courir à leurs enfants en fumant, et le fait que la dépendance nicotinique n’est pas évaluée [31]. Contrairement à ce qui se passerait par rapport à d’autres produits de consommation, la connaissance du risque ne suffisent pas à elle seule à modifier le comportement du tabagique, parce que l’usage de la cigarette est pour la plupart des fumeurs une dépendance [32]. Plus de 90 % des fumeurs connaissent les associations entre le tabagisme et les maladies chroniques [33]. Indiquer le nombre de décès attribuables au tabac et décrire les risques pour la santé ne suffisent pas à convaincre des personnes d’arrêter de fumer. Néanmoins, il s’agit d’un élément d’information crucial et sur lequel nul ne peut faire impasse [7].
L’attitude semble être un élément prédictif des efforts de prévention beaucoup plus fort que la connaissance [34]. La prévention et l’arrêt du tabac chez les femmes requièrent une série de mesures, dont l’information publique et l’éducation à l’école, mais aussi les restrictions sur la publicité et la disponibilité du tabac sur le marché [8]. Des restrictions sur le tabagisme doivent être appliquées dans les lieux publics ; ceci contribuera à changer les attitudes envers le tabagisme vers des opinions plus strictes [35].
Ainsi, en conclusion, il est important de développer la prévention auprès des plus jeunes, même si cet objectif se heurte à un système publicitaire et une image sociale valorisée du tabac qui restent très forts [7]. Les autorités concernées devraient mettre au point des stratégies plus efficaces que celles existantes pour entraîner le changement d’attitude attendu, surtout chez les femmes en âge de procréer.
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